Églises et mosquées, clochers et minarets
La querelle engendrée par le referendum suisse du 29 novembre 2009
et son refus final de voir des minarets rendre l’islam trop visible
dans l’espace helvétique n’est pas sans poser bien des questions aux
opinions publiques européennes et aux responsables civils et religieux
des pays occidentaux. Pour ce faire, il nous faut raison garder et
surtout bien distinguer les choses : autant églises et mosquées sont
requises pour que chrétiens et musulmans y puissent prier selon leurs
rites propres et dans la dignité de leur foi, autant clochers et
minarets s’avèrent être des éléments architecturaux secondaires dont il
convient d’apprécier exactement la nécessité et l’importance. Jean Paul
II, lors de sa visite historique à la Mosquée des Omeyyades de Damas, le
6 mai 2001, y a déclaré que « les lieux de prière chers aux musulmans
comme aux chrétiens sont comme des oasis où les hommes vont à la
rencontre de Dieu Miséricordieux le long du chemin pour la vie éternelle
et de leurs frères et sœurs unis par le lien de la religion ». Telle
est bien la fonction éminemment religieuse des églises et des mosquées,
ainsi que des synagogues. Et c’est bien pourquoi, en 2005, le cardinal
Angelo Scola, patriarche de Venise, a voulu intitulé Oasis sa revue
interreligieuse et multilingue, bi-annuelle, qui s’efforce de réunir, en
sa rédaction, responsables chrétiens et penseurs musulmans.
Lieux de culte, lieux de prière, lieux sacrés
Eglises et temples permettent partout aux catholiques et aux orthodoxes,
ainsi qu’aux protestants et aux luthériens de se rassembler pour
l’eucharistie ou la sainte cène, chaque jour et/ou le dimanche, tout
comme il leur est possible de vivre des moments importants de leur culte
en des chapelles particulières ou en des lieux plus discrets. Il est
certain que cathédrales, basiliques et églises s’inscrivent dans le
paysage architectural des villes et des villages d’Europe depuis des
siècles, y manifestant ainsi l’importance du patrimoine chrétien pour
celle-ci. Les mosquées médiévales ou maghrébines à nombreuses nefs
collatérales, prolongeant parfois une vaste cour dont les côtés abritent
un cloître continu, s’inscrivent volontiers dans le monde arabe, alors
que les mosquées à grande coupole centrale, à l’imitation de l’ancienne
église Sainte Sophie de Constantinople, manifestent partout l’influence
de l’architecture ottomane dans le monde turc et une partie du
Moyen-Orient.
Églises et mosquées se présentent néanmoins partout en des formes
très variées, car « les lieux de prière » des chrétiens et des musulmans
correspondent à des édifices très diversifiés en fonction de leur
liturgie quotidienne ou hebdomadaire, d’autant plus que le dimanche est
central pour les premiers puisqu’ils y célèbrent la résurrection de
Jésus Christ, leur Seigneur et Sauveur, tandis que le vendredi voit les
musulmans rassemblés en leurs mosquées pour la prière du milieu du jour
qu’enrichit une double homélie de leur imâm-prédicateur. Certes, les
catholiques peuvent se retrouver pour prier les « heures » (laudes et
vêpres surtout) en tous lieux, privés ou publics, et pour célébrer
l’eucharistie en tout endroit, privé ou public, dont la décence et le
recueillement s’avèrent adaptés à sa célébration.
Il n’empêche que l’église dite paroissiale est d’ordinaire le lieu
sociologiquement privilégié et architecturalement visible où la
communauté chrétienne se retrouve pour prier les « heures » et célébrer
l’eucharistie, d’autant plus qu’elle y garde le « saint sacrement » à la
disposition de tous pour l’adoration et la communion. L’eau bénite,
disponible pour tous, à son entrée, y rappelle que c’est un lieu sacré
où d’ordinaire se réalise l’initiation chrétienne grâce au baptême, qui y
est témoin de l’entrée dans la communauté. C’est pourquoi le baptistère
y est toujours un élément essentiel de son architecture.
Mosquées de proximité et mosquées cathédrales
Les mosquées sont habituellement accompagnées, à leur entrée, de salles
d’ablution où les croyants, hommes et femmes en salles séparées, font
leurs purifications mineures (lavement des pieds, des mains et du
visage) : c’est pourquoi on y entre pieds nus et on y marche sur des
tapis, après avoir laissé les chaussures à l’entrée, car tout doit y
demeurer propre. Le musulman y accomplit sa prière, orienté vers La
Mecque que lui désigne la petite abside appelée mihrâb, auprès de
laquelle se trouve d’ordinaire la chaire à prêcher (minbar) du vendredi.
Telle est la structure de toute mosquée, et les salles de prière
doivent s’y conformer lorsqu’il s’agit d’adapter à cet usage des locaux
édifiés pour d’autres buts.
En outre, au cœur même de la cité, si les chrétiens disposent, en sus
des églises paroissiales, d’une grandiose cathédrale, de même les
musulmans voient s’élever, au centre de leur cité traditionnelle qui
dispose de nombreuses « mosquées de proximité », une « mosquée
cathédrale (jâmi‘) » appelée à rassembler le peuple lors des grandes
fêtes de l’année (« petite fête » de la fin de ramadân, « grande fête »
du pèlerinage à La Mecque).Tout comme il y a mille manières d’aménager
et d’orner les lieux chrétiens de la liturgie eucharistique et de la
psalmodie des « heures », de même en est-il pour les lieux musulmans de
prière, bien que l’esthétique y soit conçue très différemment chez les
uns et les autres. Si les catholiques privilégient tableaux et statues
comme autant de « signes » à méditer, les musulmans ne connaissent que
les jeux de la calligraphie qui exaltent les versets coraniques. Qu’en
est-il alors de la prière musulmane, appelée salât, laquelle est
toujours la même en ses gestes et ses formules, répétant plusieurs
unités (rak‘a-s), suivant l’importance relative de chacune des cinq
prières prescrites pour chaque jour, quand il s’agit du musulman
pratiquant. D’ordinaire, cette prière demande cinq ou dix minutes et
peut se réaliser sous forme individuelle en quelque lieu que ce soit et
se prolonger par la récitation de quelques versets coraniques.
Il faut donc distinguer les lieux de prière temporaires, dûs à l’initiative privée, les salles de prière (
musallâ-s)
permanentes (parfois liées à un « centre culturel islamique » doté
d’une école coranique et de services sociaux) et les mosquées (masjid-s)
construites en tant que telles. D’ordinaire les statistiques
officielles ne prennent en compte que ces deux derniers types de lieux
de prière, comme le fait l’ensemble des études récentes publiées par
Stefano Allievi, Mosques in Europe, Why a solution has become a problem ?
A bien interpréter les résultats des enquêtes rassemblées dans cet
ouvrage, on aboutit à des constatations inattendues, qui peuvent être
considérées comme rassurantes
En effet, selon cet ouvrage,
la situation
se présente globalement comme suit dans les principaux pays d’Europe
occidentale.
- L’Allemagne (81.900.000 hab.) compte 3.400.000 musulmans,
soit 4 % de sa population, avec 2.600 lieux de culte islamiques, soit un
pour 1.269 musulmans.
- La France (65.400.000 hab.) compte 4.200.000
musulmans, soit 6,5 % de sa population, avec 2.100 lieux de culte
islamiques, soit un pour 1.571 musulmans.
- La Grande Bretagne (61.800.000
hab.) compte 2.400.000 musulmans, soit 3,9 % de sa population, avec
1.500 lieux de culte islamiques, soit un pour 1.600 musulmans.
- L’Italie
(60.200.000 hab.) compte 1.300.000 musulmans, soit 2,2 % de sa
population, avec 764 lieux de culte islamiques, soit un pour 1.702
musulmans.
- L’Espagne (46.200.000 hab.) compte 1.000.000 musulmans, soit 2
% de sa population, avec 668 lieux de culte islamiques, soit un pour
1.347 musulmans.
- L’annexe qui suit le présent article fournit les
statistiques correspondantes pour les autres pays de l’Union européenne.
Annexe
- Les Pays Bas (16.500.000 hab.) compte 1.000.000
musulmans, soit 6,1 % de sa population, avec 432 lieux de culte
islamiques, soit un pour 2.315 musulmans.
- La Grèce (11.200.000 hab.) compte 300.000 musulmans,
soit 2,2 % de sa population, avec 400 lieux de culte islamiques, soit
un pour 625 musulmans.
- Le Portugal (10.700.000 hab.) compte 40.000
musulmans, soit 0,4 % de sa population, avec 33 lieux de culte
islamiques, soit un pour 1.212 musulmans.
- La Belgique (10.600.000 hab.) compte 500.000
musulmans, soit 4,2 % de sa population, avec 330 lieux de culte
islamiques, soit un pour 1.364 musulmans.
- La Suède (9.400.000 hab.) compte 400.000 musulmans,
soit 4,2 % de sa population, avec 50 lieux de culte islamiques, soit un
pour 8.000 musulmans.
- L’Autriche (8.400.000 hab.) compte 300.000
musulmans, soit 3,6 % de sa population, avec 200 lieux de culte
islamiques, soit un pour 1.500 musulmans.
- La Suisse (7.300.000 hab.) compte 400.000 musulmans,
soit 5,4 % de sa population, avec 100 lieux de culte islamiques, soit
un pour 4.000 musulmans.
- Le Danemark (5.500.000 hab.) compte 190.000
musulmans, soit 3,5 % de sa population, avec 115 lieux de culte
islamiques, soit un pour 1.652 musulmans.
- La Finlande (5.400.000 hab.) compte 40.000
musulmans, soit 0,7 % de sa population, avec 40 lieux de culte
islamiques, soit un pour 1.143 musulmans.
- La Norvège (4.900.000 hab.) compte 120.000
musulmans, soit 2,5 % de sa population, avec 120 lieux de culte
islamiques, soit un pour 1.000 musulmans.
- Bosnie-Herzégovine (3.800.000 hab.), elle compte
1.500.000 musulmans, soit 40 % de sa population, avec 1.867 lieux de
culte islamiques, soit un pour 803 musulmans.
- Au total, on compterait 16.790.000 musulmans en Europe, avec 10.989
lieux de culte islamiques, soit un pour 1.528 musulmans.
- A titre de
comparaison, signalons qu’aux Etats-Unis (310.000.000 hab.), il y a
entre 5 ou 6 millions de musulmans, avec 1.643 lieux de culte
islamiques, soit un pour 3.348 musulmans,
- et qu’au Maroc, pays islamique
(31.600.000 hab.), il y a 19.205 lieux de culte islamiques, soit un
pour 1.645.
Les lieux de culte « discrets » sont donc une chose, et les mosquées «
visibles » dans le paysage en sont une autre. N’en est-il pas de même
pour les
lieux de culte catholiques dont l’édification a été autorisée
dans les pays du Golfe, du Kuwayt à l’Oman ?
Il s’agit de grands
immeubles sans clocher particulier ni signe distinctif extérieur où se
rassemblent les chrétiens pour l’eucharistie et les autres formes de
prière liturgique : nulle manifestation extérieure n’y est envisagée,
mais de vastes espaces privés y sont entourés d’un mur de clôture pour
les rassemblements et les manifestations à l’air libre et à l’usage
interne.
Seules les mosquées édifiées comme telles, avec minaret sur
rue, dans les grandes villes d’Europe occidentale, témoignent d’une
visibilité recherchée dans le paysage architectural. Selon les
conditions administratives de chaque pays et les formes d’organisation
interne des communautés musulmanes et de leur auto- ou
hétéro-financement, ces mosquées témoignent à leur manière d’une
intégration plus ou moins réussie ou d’une dépendance extérieure qui
n’est pas sans poser des problèmes.
Mais où qu’elles soient édifiées,
églises et mosquées sont des oasis accueillantes à ceux et à celles qui
les visitent avec respect et y assistent au culte avec déférence, bien
qu’il faille regretter qu’en pays de tradition mâlikite (Afrique
du
Nord) l’entrée des mosquées soit interdite aux non musulmans.
Mission du clocher et du minaret
Mais que dire des clochers et des minarets ? Le fait est qu’ils ne sont
pas essentiels au « lieu de prière » des chrétiens et des musulmans. Le
clocher est une tour qui pointe vers le ciel la structure de l’église
elle-même, mais sa fonction relève du recours à ses cloches qui marquent
le temps (comme le fait une horloge) et informe des heures de la messe
ainsi que des angelus : rien qui ressemblerait à l’affirmation du credo
chrétien auprès des habitants du voisinage. Venant du mot arabe manâra,
qui signifie « phare », le minaret, de formes diversifiées selon qu’il
est massif à la maghrébine ou élancé à l’ottomane, s’appelle, en arabe,
mi’dhana, car c’est de son sommet que la voix du muezzin, cinq fois par
jour, appelle à la prière les musulmans du voisinage, en leur répétant
plusieurs fois la formule même de la profession de foi islamique, ce qui
est tout autre chose qu’une sonnerie de cloches.
Il est certain que,
dans les villes modernes, clochers et minarets sont invités à ne pas se
faire entendre trop tôt le matin ou très tard le soir, mais encore
faut-il bien distinguer leur finalité religieuse :
le clocher respecte
la foi personnelle de ceux et de celles qui entendent ses cloches, alors
que le muezzin oblige ceux et celles qui écoutent sa voix à entendre et
à supporter, convaincus ou résignés, l’affirmation de sa foi islamique,
ce qui est asez différent. Là encore ne convient-il pas que, de part et
d’autre, on dialogue et on s’explique, d’autant plus que ne manquent
pas aujourd’hui les horloges, montres et autres « marqueurs du temps »
que la modernité a mis à la disposition individuelle de tous.
Il est aussi vrai que clochers et minarets ont, de surplus, été
investis d’une mission de visibilité architecturale dont il faut savoir
tenir compte, dans le cadre des traditions locales de l’urbanisme des
cités où vivent chrétiens et musulmans, en groupes majoritaires ou
minoritaires.
Ne sont-ils pas devenus des « symboles par excellence »,
d’identité ou de pouvoir ? Certains se sont même parfois employés à les
voir rivaliser en hauteur et en importance ! S’il est donc absolument
nécessaire d’assurer à tous les croyants, musulmans et chrétiens, des
lieux de culte décents et beaux qui correspondent aux exigences des
rites qui leur sont respectifs, car tous ont droit à la « liberté de
culte »,
encore faut-il relativiser le rôle secondaire des clochers et
des minarets et en mesurer exactement le degré d’utilité et de
signification pour les uns et les autres.
Déjà, au cours de l’histoire, les simples « tours », communales ou
patriciennes, sont toujours apparues comme les signes d’une certaine
affirmation politique. Il en est parfois de même, plus ou moins, des
clochers et des minarets, surtout si leur constructiontion relève d’une
manifestation ostentatoire et exprime une « prise de possession » du
paysage.
Il est donc souhaitable que les responsables des commuanutés
religieuses et des sociétés civiles dialoguent à ce sujet en toute
vérité et amitié. Il n’en reste pas moins vrai qu’églises et mosquées
sont appelées à être partout des lieux de prière et des oasis de silence
: elles se doivent d’être des « lieux ouverts » de paix et de
méditation au cœur de nos cités.
Dans le monde chrétien, bien des
églises paroissiales voient (ou toutes devraient voir), matin et soir,
un groupe de catholiques prier laudes et vêpres au nom des habitants du
quartier ou de la ville, rappelant ainsi à tous qu’elles sont des lieux
d’intercession à vocation médiatrice entre la cité des hommes et la «
cité de Dieu ».
Maurice Borrmans
http://www.oasiscenter.eu/ar/node/7521