Le sang qui a coulé hier à Paris des suites de la fusillade dans les locaux de Charlie Hebdo a été accueilli hier à Aïn el-Héloué par des tirs de joie.
La jubilation exprimée à l'intérieur du camp de réfugiés palestiniens n'est toutefois pas surprenante du fait de la présence des groupuscules islamistes radicaux qui sévissent sur les lieux. Elle n'est toutefois pas représentative de la rue sunnite libanaise qui a largement condamné cet acte de barbarie, exprimant néanmoins des réserves sur la sacro-sainte liberté de presse.
D'ailleurs, on n'a pas encore oublié à Beyrouth les débordements violents du 5 février 2006 suite à la publication, par Charlie Hebdo notamment, des fameuses caricatures de Mohammad. Lors d'une manifestation, des protestataires sunnites en grand nombre avaient attaqué ce jour-ci des commerces et des propriétés dans le quartier chrétien d'Achrafieh, mettant le feu à l'immeuble abritant le consulat danois. À la tête de ce mouvement, cheikh Raed Hlayhel, un salafiste de Tripoli, interrogé hier par L'Orient-Le Jour.
« Ma position reste inchangée depuis l'incident des caricatures de Mohammad en 2006 », dit-il. « Mais, plutôt que de vous répondre, je vais moi-même vous poser une question : Pourquoi avez-vous attendu jusqu'à aujourd'hui pour recueillir mon avis ? Pourquoi ne m'avoir pas contacté lorsque les caricatures injurieuses ont été publiées ? », s'interroge le dignitaire sunnite qui déplore le fait que les médias se bousculent pour solliciter des réactions lorsque leurs confrères sont tués à Paris et non lorsque le mal, qui a provoqué le crime, a été fait. Pour lui, il s'agit de bien saisir les raisons qui ont conduit à ce drame.
« Lorsque les États rejettent l'islam modéré, ils doivent endurer des phénomènes tels que Daech (l'État islamique) », affirme pour sa part un autre prédicateur salafiste de Tripoli, qui a requis l'anonymat. Ce dernier s'étonne notamment qu'on n'ait pas mis un terme au zèle des caricaturistes attaquant des symboles religieux, d'autant qu'il y a un précédent avec Charlie Hebdo, dit-il.
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Reprochant à l'Occident de pousser vers l'extrême une frange de l'islam qu'il aurait pu gagner à ses côtés, le cheikh sunnite craint, au lendemain d'incidents de ce type, une radicalisation subsidiaire des musulmans modérés.
« Ils ne respectent pas le sacré et ne ménagent pas les sensibilités des uns et des autres, au nom de la liberté de la presse. Eh bien les autres sont venus leur dire : moi aussi je suis libre et j'agis en conséquence », explique le cheikh salafiste.
Ce dernier lance une mise en garde à l'Occident, l'invitant « à gagner l'islam modéré avant que ce dernier ne perde définitivement sa bataille contre l'extrémisme ».
« Nous condamnons la tuerie et, avec autant de véhémence, le fait de tourner les religions en dérision », assure de son côté le prédicateur d'une mosquée à Minié, cheikh Saleh Hamad.
La réaction « émotive » et incontrôlée des agresseurs « est condamnable dans les termes les plus virulents. Elle s'inspire de la loi de la jungle », dit-il. Pour lui, l'État islamique, « premier suspect derrière cet attentat », ne mérite certainement pas cette appellation. « Mieux vaut dire qu'il s'agit d'un État de la jahiliya », dit-il.
« Mais, en même temps, la liberté de presse doit être pratiquée avec certaines limites. Les sujets sacrés sont une ligne rouge », poursuit cheikh Hamad, qui rappelle que cette prise de position est similaire à celle qui avait été exprimée par un grand nombre de sunnites lorsque les talibans avaient détruit les bouddhas de Bâmiyân en Afghanistan, en mars 2001.
Le dignitaire sunnite tient toutefois à préciser que son appel en faveur du respect des religions vaut également pour toutes les croyances et religions monothéistes, « pour le christianisme aussi bien que pour le judaïsme ».
Respect des sensibilités religieuses, mais aussi du pays d'accueil, de ses valeurs et culture, préconise cheikh Hamad. « Il faut admettre que nous ne pouvons imposer notre islam sur des sociétés non musulmanes. Après tout, nous sommes chez eux », dit-il.
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« Une main de fer »
Juge chérié et professeur d'université, cheikh Mohammad Nokkari condamne l'acte criminel avec virulence : « Il n'y a aucun justificatif possible – ni religieux ni moral – à ce crime. »
« Cet attentat odieux ne relève même pas de la charia (la loi musulmane), au nom de laquelle ils (les criminels) prétendent agir », dit-il.
La seule réponse à cela et toute autre forme d'extrémisme « est de frapper d'une main forte », assure cheikh Nokkari qui estime que « les agresseurs ont porté tort non seulement aux Français, mais à tous les musulmans ».
La demande du respect des questions sacrées et des croyances devrait s'exprimer, d'après lui, dans le cadre des règles et des lois en vigueur et non par le biais de la violence.
Dans ce contexte, le groupe « lésé » aurait mieux fait de recourir une fois de plus à la justice, ou de se constituer en mouvement de pression, pour tenter notamment de modifier la loi en vigueur, préconise le juge Nokkari. Et de rappeler qu'un projet a été présenté à l'Onu en ce sens, réclamant le respect des religions et du sacré.
Est-il inquiet pour l'avenir de l'islam en Europe et des relations entre les deux religions ?
« Bien sûr, répond le dignitaire sunnite. La radicalisation de la droite en Allemagne et la montée du Front national en France font craindre sérieusement une exacerbation du ressentiment envers les Arabes, et les musulmans en particulier. » D'où la nécessité ,
selon lui, de réunir l'Organisation de la conférence islamique pour évaluer la situation et prendre les mesures requises.
« On répond au mot par le mot et non par un acte barbare », dit pour sa part le député du Nord Khaled Daher, rejoignant l'avis de cheikh Nokkari et soutenant l'idée d'un recours devant la justice, lorsque les croyances religieuses sont perçues comme étant ciblées.
Tout en reconnaissant la liberté de presse « propre aux sociétés européennes, à la France en particulier », le député exprime toutefois le souhait de voir l'Occident « ménager » le sentiment religieux.
« Gare aux réactions de part et d'autre », prévient M. Daher. « Tous les musulmans ne doivent pas être sanctionnés pour les agissements de quelques-uns », dit-il, rappelant aux musulmans d'Europe que leurs pays d'accueil respectifs leur ont offert le confort, le bien-être et tous les services vitaux dont leur pays d'origine les a privés. « Y compris la liberté de la presse. »
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